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L’eau : un trait d’union

Comme de nombreuses villes dans le monde, Bruxelles dépend de régions extérieures à son territoire pour son approvisionnement en eau quotidienne (l’eau domestique, l’eau potable). Qu'en est-il exactement de notre capitale ? D'où vient l'eau que nous consommons ?

Aujourd’hui, l’immense majorité des mètres cubes d’eau que consomment les Bruxellois et Bruxelloises provient de Wallonie (66 des 68 millions de mètres cubes acheminés annuellement, soit 97%). C’est Vivaqua, autrefois appelée Compagnie intercommunale bruxelloise des eaux (CIBE), qui assure son captage, son transport et sa distribution.  

Les captages et prélèvements qui assurent cet approvisionnement se situent aussi bien en Brabant wallon (région de Braine l’Alleud), qu’en Hainaut (région de Mons ou d’Ecaussinnes), en province de Namur (région de Spontin, Yvoir) ou de Liège (région de Huy/Modave). Ainsi, quand on ouvre le robinet à Bruxelles, c’est l’interdépendance entre les régions du pays, entre la ville et des territoires plus ruraux, qu’on expérimente très concrètement. L’eau de tous les jours est ainsi un trait d’union entre Bruxelles et la Wallonie.

Les points de captage de Vivaqua en Wallonie et à Bruxelles
Les points de captage de Vivaqua en Wallonie et à Bruxelles

Cette dépendance de Bruxelles vis-à-vis de territoires extérieurs n’est pas vraiment neuve. Au début du 17e siècle, quand Bruxelles était encore enserrée dans ses remparts, des eaux venues du Broebelaer (un petit affluent du Maelbeek à Etterbeek) avaient été amenées grâce à une savante machine, « la machine hydraulique de Saint-Josse-ten-Noode », vers un réservoir situé sur les hauteurs de la ville. De là, des canalisations repartaient vers les jardins du palais du Coudenberg et le quartier huppé avoisinant. Un peu plus tard, au milieu du même siècle, ce sont les eaux de Saint-Gilles, captées du côté de l’actuelle place Morichar, qui furent acheminées par des conduites souterraines vers des points d’eau bruxellois.  

Ces captages dans la banlieue proche de la ville n’avaient cependant pas pour raison première la volonté d’alimenter le commun des mortels mais plutôt les jardins des princes ou des institutions (les couvents, les hôtels aristocratiques) même si, secondairement, ils ont pu alimenter quelques fontaines dans l’espace public. Mais pour la majorité des Bruxellois, l’eau quotidienne provenait des puits parfois situés dans l’espace public, ou plus souvent accessibles à l’arrière des maisons ou dans les intérieurs d’îlots. En 1850, à côté de 76 puits publics et d’une trentaine de fontaines, on recensait ainsi encore plus de 8000 puits privés ! Autrement dit, si l’on voulait de l’eau, il fallait aller la puiser ou la chercher. Cette tâche était le plus souvent l’affaire des femmes et des enfants.

Fontaine du Marché aux Herbes (François Bossuet, 1832) Archives de la Ville de Bruxelles
Fontaine du Marché aux Herbes (François Bossuet, 1832)
Archives de la Ville de Bruxelles

Ce paysage et ces pratiques de l’eau quotidienne ont radicalement changé au cours du 19e siècle. En 1852 en effet, tant pour des raisons hygiéniques que de confort et de prestige, les autorités de la Ville de Bruxelles se résolurent à réaliser des travaux qui permettraient d’alimenter les habitants à l’intérieur de leurs maisons. Pour être sûres de bénéficier de volumes suffisants et d’eaux propres, elles entreprirent d’aller les capter à Braine l’Alleud, aux sources du Hain (affluent de la Senne), soit à une trentaine de kilomètres de la ville. L’approvisionnement en eau entra alors dans une nouvelle phase historique, celle d’un « service », qu’il faudrait désormais payer.  

 Vite dépassées par leur projet, les autorités de la Ville de Bruxelles ne purent cependant satisfaire toutes les demandes de raccordement des habitants. Dans un climat de tension politique, ce furent alors les communes des faubourgs (principalement Saint-Josse, Schaerbeek, Ixelles, Saint-Gilles) qui prirent les devants. Se regroupant en 1891 sous forme d’intercommunale —la première dans l’histoire de Belgique—, elles réalisèrent un projet plus ambitieux encore en allant chercher des eaux aux sources du Bocq, un affluent de la Meuse dans la région de Spontin, à près de 80 km de la capitale. C’est l’anniversaire des 130 ans de cette intercommunale que Vivaqua a fêté cette année.  

Cette réalisation qui nécessita d’importants moyens financiers, de très nombreuses expropriations, une main d’œuvre abondante et plusieurs années de travaux, ne manqua pas de faire la fierté des faubourgs face à la Ville de Bruxelles, une fierté subtilement revendiquée dans l’espace public.

« La déesse du Bocq » au square Armand Steurs à Saint-Josse (Julien Dillens, 1899) et la « déesse du Bocq » devant l’hôtel communal de Saint-Gilles (Jef Lambeaux, vers 1896)
« La déesse du Bocq » au square Armand Steurs à Saint-Josse (Julien Dillens, 1899) et la « déesse du Bocq » devant l’hôtel communal de Saint-Gilles (Jef Lambeaux, vers 1896)

Ces deux premières « lignes d’eau » tirées depuis le Brabant wallon (1855) et la région de Dinant (1899) constituent aujourd’hui encore des axes importants de l’approvisionnement bruxellois. D’autres s’y ajoutèrent progressivement jusqu’aux années 1970, moment de la réalisation d’un premier captage d’eau de surface. En effet, entre 1969-1976, pour faire face à la demande croissante en eau quotidienne, une usine de potabilisation des eaux de la Meuse fut établie à Lustin (usine de Tailfer). Depuis lors, celle-ci assure selon les jours et les années entre 40 et 60% de l’approvisionnement bruxellois.  

Depuis la réalisation de l’usine de Tailfer, le réseau de la CIBE (devenue Vivaqua en 2006) n’a pas fondamentalement changé. La stabilisation puis la diminution de la consommation d’eau depuis les années 1980 ainsi que la volonté d’indépendance des communes flamandes vis-à-vis de Vivaqua expliquent en grande partie la non-extension de ce réseau.

Approvisionnement en eau à la source, ici à la « Fontaine d’Amour » à Schaerbeek Académie royale de Belgique, fonds Belfius
Approvisionnement en eau à la source, ici à la « Fontaine d’Amour » à Schaerbeek
Académie royale de Belgique, fonds Belfius

Cette histoire de 130 ans (et plus) a doté Bruxelles d’un réseau d’approvisionnement aussi solide que vital. Mais, dans le même temps, elle a effacé les nombreux liens qui reliaient les Bruxellois à leurs ressources d’eaux locales, principalement la pluie, les sources et les eaux souterraines. Les changements à l’œuvre aujourd’hui (dérèglement climatique, dualisation sociale et appauvrissement d’une grande partie de la population pour qui l’accès et le paiement de l’eau sont de plus en plus difficiles) amèneront-ils à reconsidérer ces relations  ?

 

Cet article vous est proposé par Chloé Deligne, historienne, formée en géographie et en sciences de l’environnement. Elle est également enseignante à l’ULB et chercheuse au FNRS. Elle est une des trois commissaires de l’exposition Oh ! Ca ne coule pas de source.