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Les statues doivent-elles rester en place ? 

On se souviendra sans doute du début de l’été 2020 comme de la saison du déconfinement et du déboulonnage de statues commémoratives. La polémique sur ces figures controversées habite nos médias et agite les réseaux sociaux. Faut-il retirer ces statues de l’espace public ou les laisser en place ? Nos figures statufiées sont-ils des héros à encenser ou des criminels à abattre ? Entre ces deux attitudes, une troisième voie existe, porteuse de débats ô combien nécessaires. L’histoire s’est écrite dans le bronze durant ces deux derniers siècles, mais comment la relire dans une ville aussi métissée que Bruxelles ?

On se souviendra sans doute du début de l’été 2020 comme de la saison du déconfinement et du déboulonnage de statues commémoratives 

En réponse au meurtre de George Floyd, des statues évoquant l’oppression raciale ou les exactions coloniales sont prises à partie, abattues ou vandalisées. Celle d’Edward Colston, négociant anglais d’esclaves du 17e siècle, a été arrachée de son socle à Bristol et jetée dans la rivière Avon. Des gestes similaires se répètent dans le monde entier, et en Belgique, ce sont surtout les représentations de Léopold II qui sont visées. Si elles sont prisent pour cibles, c’est dans l’idée que l’esclavage et la colonisation en ancrant durablement dans l’inconscient l’image du noir inférieur, sauvage et dominé, serait à l’origine du racisme encore présent aujourd’hui. Ces statues ne seraient donc pas uniquement un rappel de crimes d’une autre époque, mais pour ceux qui réclament leur retrait, symboliseraient le racisme actuel et contribueraient à le perpétuer. La question embrase les médias et les réseaux sociaux, les passions se déchainent. A l’heure du virtuel, la puissance symbolique de ces vieilles figures de bronze pâtinées étonne. 

Mais de tels gestes ne sont pas neufs : les statues subissent depuis des siècles la vindicte populaire. Lors des révolutions, le peuple s’attaque aux représentations de ses rois déchus ou de ses dictateurs exécutés en renversant leur représentation et en les humiliant. L’histoire de l’Afrique du Sud, avec sa douloureuse expérience de l’apartheid, a vu de nombreuses statues retirées de l’espace public pour pouvoir représenter les aspirations de la nouvelle administration démocratique. Les statues de généraux confédérés aux États Unis ou de colons au Canada font débat depuis plusieurs décennies. Le poids émotionnel de ces figures est lourd : les monuments sont censés unifier la nation, mais lorsqu’au contraire ils stigmatisent division et oppression, une réaction s’organise. 

En Belgique, l’attention s’est portée principalement sur les statues de Léopold II, sans doute parce qu’elles sont les plus nombreuses et les plus visibles, mais aussi et surtout pour la responsabilité du roi dans l’organisation coloniale et les crimes qui en ont découlés.  

Les statues, c’est un peu notre spécialité à La Fonderie : notre asbl est située à Molenbeek, dans une ancienne fonderie d’art, celle de la célèbre Compagnie des Bronzes. Elle abrite aujourd’hui le Musée bruxellois des industries et du travail. Parmi nos missions, il y a celle de faire connaitre la production bronzière de cette entreprise, omniprésente en Belgique. Ces statues témoignent aussi de la compétence industrielle de notre pays avec des productions d’exception. L’une de ces statues est particulièrement visée par les mouvements anti-racistes, celle de la Place du trône. La statue équestre de notre deuxième roi, créée par le sculpteur Thomas Vinçotte en 1914,  n’y sera placée qu’en 1926. Elle suscite aujourd’hui la polémique quant à sa présence dans le centre de Bruxelles et une pétition ayant réuni des dizaines de milliers de signatures réclament son déplacement. « This man killed 15M people » («cet homme a tué 15 millions de personnes» en anglais) y a été tagué.  

Le rôle qu’a joué ce roi dans l’histoire coloniale n’est plus à prouver et encore moins à défendre. S’il  n’est pas le seul responsable, il symbolise l’expansion de nations européennes outre mers, l’arrogance du blanc, la supposée hiérarchie des races, la force brutale et l’exploitation des ressources locales et des populations pour le bénéfice de la métropole. La statue de la place du trône l’éclaire admirablement. « Le plus impitoyable regard de mépris qui ait jamais plané au-dessus de la racaille »  a écrit Michel De Ghelderode quand il évoquait ce bronze.  

Décoloniser l’espace urbain risque d’être long. Il y a bien sûr les statues, dont certaines n’ont pas encore été pointées du doigt par les manifestants mais qui sont ô combien problématiques : la statue de Godefroy de Bouillon, trônant place royale, célèbre un homme responsable de massacres épouvantables. Celle de Winston Churchill, que les anglais appellent au démantèlement à cause du racisme bien connu de l’homme d’état, devrait elle aussi partir. Mais il faut également parler des rues parfois baptisées du nom d’assassins, comme le Commandant Lothaire, à Etterbeek, responsable d’atrocités dans l’état indépendant du Congo. Il faudrait aussi questionner les façades d’anciens bâtiments coloniaux boulevard d’Ypres ou rue Dansaert.

Décoloniser, c’est aussi contextualiser des œuvres d’art admirées dans nos musées : par exemple, le Sphinx, œuvre la plus connue du sculpteur Charles Van der Stappen, considéré comme une pièce phare de la sculpture symboliste, a été réalisé en 1897 pour l’exposition coloniale avec l’ivoire congolais et est exposé aux Musées Royaux d’Art et d’Histoire sans référence particulière. Ces maisons Art Nouveau qui font la renommée de Bruxelles ou le mobilier art déco de nos hôtels de maitre regorgent de produits coloniaux. Sans parler du bronze des bâtiments civils et religieux, comme les portes du palais de Justice, réalisés avec le cuivre congolaisLe travail est immense. 

Aborder la question des statues controversées n’est donc qu’une partie du travail de décolonisation. Une des solutions proposée et déjà partiellement mise en place serait de les déménager de l’espace public vers des musées. Des jardins de statues ont déjà été créés dans les anciens pays communistes libérés de la dictature, où se côtoient Lénine, Marx et d’autres penseurs communistes. Le cas de la RDC est intéressant : durant la période coloniale, des statues fondues à la Compagnie des Bronze l’étaient en double et envoyées vers la colonie : Léopold II, Albert Ier, Stanley et d’autres représentants du pouvoir blanc ornaient les artères des grandes villes congolaises, à l’image de la métropole. Déboulonnées après l’indépendance, elles ont longtemps été remisées dans des hangars mais viennent de trouver une destination dans le nouveau musée national qui s’est ouvert à Kinshasa : ainsi la statue équestre de Léopold II, jumelle de celle de la Place du Tne, surmonte maintenant le fleuve Congo depuis les collines du mont Ngaliema. 

Mais entre remiser les statues polémiques dans les musée, considérés comme des lieux de dépôt d’objets qu’on ne veut plus voir, et l’hommage inconditionnel que certains leur vouent encore, il y a une marge nécessaire qui peut refléter nos sensibilités contemporaines. A mon sens, les statues doivent être maintenues en place et interprétées in situ, et cela pour plusieurs raisons 

D’abord, elle témoignent d’époques spécifiques et de leur valeurs. A partir des années 1850, les villes belges se peuplent d’une foule de monuments à l’effigie des grands hommes de la nation : des héros comme Evrard t’Serclaes, des peintres comme Rubens, des industriels  comme John Cockerill,…. Et bien sûr de nos rois. Ces effigies étaient sensées illustrer les qualités d’un pays neuf, libéral et démocratique, où le sentiment national devait être valorisé. Le bronze ancre un message dans l’éternité et donne des exemples de valeurs aux générations futures.

Statue équestre de Leopold II
Statue équestre de Léopold II à Bruxelles

Mais ces valeurs sont-elles intemporelles ? Bien sûr que non, puisqu’elles correspondent à des moments précis de l’histoire. Mais si ces statues érigées peuvent être perçues en terme d’hommage, elles peuvent aussi être comprises comme le témoignage de propagande de ces valeurs patriotiques, bourgeoises, racistes et patriarcales. Les statues et monuments coloniaux de la période léopoldienne remontent toutes à la reprise de l’État Indépendant du Congo par la Belgique. Elles ont été placées dans l’espace public avec un but de propagande, et non pas pour glorifier des personnes. L’intention de l’Etat belge était de réhabiliter l’idée coloniale mise à mal par les révélations du début du 19e siècle sur les abus de l’administration léopoldienne ; l’opinion publique était alors indifférente, voire hostile à cette expansion. Les retirer amputerait aujourd’hui la ville de témoins importants pour lire l’histoire. Par exemple, l’absence de femmes statufiées, mis à part des Gabrielle Petit ou autre Marguerite d’Autriche, montre le masculinisme du pouvoir, mais signale aussi combien les questions liées au genre sont encore bien réelles. Une ville est tout sauf un lieu aseptisé et neutre. 

Car, deuxième raison, ces statues restent de fantastiques moyens pédagogiques et sont porteuses de débat. D’ailleurs, celui qui nous anime aujourd’hui n’est-il pas possible parce qu’il a été provoqué par ces statues ?  A La Fonderie, nos visites guidées pour Belges ou publics étrangers, publics scolaires ou en formation continue, utilisent abondamment ce mobilier urbain pour expliquer la ville. Ces monuments décriés sont de magnifiques accroches à l’échange d’idées, à la confrontation, à l’échange. La controverse est nécessaire pour construire la démocratie. Ces statues nous permettent d’expliquer le contexte historique de leur implantation, d’informer le visiteur en se raccrochant à un visuel tangible et authentique. Car le manque d’informations historiques est criant à l’heure des fake news et des politiques hyper partisanes. Nous avons un besoin urgent de nuances, de sens critique, de données historiques. Les monuments ont la fâcheuse habitude de normaliser le passé, pour le meilleur ou pour le pire. Ils rendent les injustices plus faciles à défendre et, insidieusement, plus difficiles à voir. A nous d’être vigilants. Dans nos pratiques d’éducation permanente, ces statues permettent d’éveiller le sens critique, de comprendre les intentions passées par une remise en contexte et par là de pouvoir passer à l’action dans les problèmes actuels. Elles peuvent ainsi parler d’exclusions sociales, de discriminations à combattre, d’inégalités. Faire disparaitre ces statues n’annulera ni le racisme ni l’injustice. Mais en nous en débarrassant, nous empêchons les discussions et les remises en question collectives.  

Enfin, les statues sont visibles par tous et appartiennent à la collectivité. Il faut payer pour visiter un musée, mais pas pour voir ce mobilier urbain lorsqu’il est en place. Quand la commune d’Ixelles évacue la statue du «Général Storms», un des agents de l’Etat indépendant du Congo des plus controversés, du Square de Meeûs pour l’Africa Museum, elle rate l’occasion de raconter l’Histoire et d’éduquer le passant qui ignore tout. Le pourcentage de la population qui se rend dans nos musées reste minime et correspond souvent à des couches aisées. Or, ces statues peuvent être de vrais outils d’éducation populaire. A condition, bien sûr de les contextualiser, de les interpréter par des plaques explicatives ou d’autres formes de médiations appropriées, voire de les compléter par des œuvres d’art contemporaines. La véritable question n’est peutêtre pas d’enlever ces statues, mais ce qu’il faut y ajouter ! Pensons à l’impact des « pavés de mémoire » qui commémore des victimes de la Shoah et apportent une histoire à des batiments anonymes. Il est par ailleurs intéressant de constater qu’aucun monument d’importance n’existe pour célébrer l’indépendance du Congo, aucune statue en Belgique ne représente des Congolais malgré une histoire « commune » de 80 ans. 

Ici se trouve le vrai défi : cette contextualisation ô combien nécessaire doit être collective et éviter qu’un groupe dominant fixe seul les termes du débat. Dans une ville comme Bruxelles où la moitié des habitants est née hors de Belgique, trouver le ton juste, jauger les attentes des uns et des autres  sera certainement une gageure. Mais avons-nous vraiment le choix ?  

Faire disparaitre les traces, déboulonner les statues serait à mon sens une grave erreur. Si elles disparaissaient, quel débat sera encore possible ? Nous aurons peut être créé une ville décolonisée, mais sans mémoire, et nous risquons de le regretter par après. La Belgique ne pourra pas oublier Léopold II, il est partout sur nos places, dans nos rues. Son monogramme orne de multiples bâtiments. Il fait partie de cette histoire qu’il nous faut assumer. Nous serons peutêtre déculpabilisés en surface de notre passé colonial en faisant disparaitre les représentations controversées. Quand ce passé sera devenu invisible et lointain, qu’en garderonsnous ? Nous portons tous comme Belges le poids de cette histoire peu glorieuse. N’oublions pas que c’est la Belgique entière qui a bénéficié de cette époque coloniale, et pas seulement Léopold II. Nous devons assumer que ce passé, avec toute son horreur, est bien le nôtre et que si nous ne sommes personnellement pas responsables, nous en sommes les héritiers. Un peu comme ces bronzes urbains, dérangeants mais que nous devons confronter. Le récent rapport des experts de l’ONU rappelle non pas les crimes coloniaux au Congo, mais bien nos difficultés à confronter cette histoire. C’est ce passé que nous devons enseigner dans nos écoles, c’est cette histoire que nous devons débattre, et les statues urbaines peuvent nous y aider. 

 

Pascal Majérus
Conservateur de La Fonderie